Cela commençait par la fin, toujours, et la fin c'était la mort. On m'avait prévenue.
La langue que j'employais était bizarre, mais elle fonctionnait. Elle était laborieuse, aveugle, gauche et linéaire - terriblement limitée comparée à celles que j'avais déjà utilisées - mais je parvenais, néanmoins, à y trouver de la fluidité, de l'affect. Parfois même de la beauté. C'était ma langue à présent. Ma langue « indigène ».
Ce n'était plus son corps à elle, ni un corps quelconque. C'était mon corps.
La réminiscence est arrivée. Et cela a dépassé en force tout ce que j'avais pu imaginer.
La peur était partout ; elle aiguillonnait ses jambes pour les faire se mouvoir en avant, plus vite, et en même temps elle les empêtrait. Fuir, courir... elle n'avait pas d'autre choix. J'ai échoué.
Ce souvenir n'était pas le mien ! Il était si fort, si terrible qu'il m'a transpercée — il a jailli en moi, fusant dans mes connexions, abattant mes défenses, au point de me faire oublier qu'il s'agissait d'un ultime engramme dans le cerveau, que je n'avais rien vécu de tout ça. J'ai été emportée dans le cauchemar qu'avait enduré cette créature à ses derniers instants. J'étais elle et nous courions toutes les deux vers la mort.
Il fait si sombre. Je ne vois rien ! Je ne vois pas le sol. Je ne vois pas même mes mains ! Je cours en aveugle, j'essaie d'entendre mes poursuivants — ils sont derrière moi, je le sais — mais mon cœur bat si fort qu'il me rend sourde.
Ils sont juste derrière moi maintenant. J'entends leur pas, tout près, assourdissants. Ils sont si nombreux ! Et je suis toute seule. C'est fini.
« Tout va bien, tout va bien », lance l'un d'eux — une femme. Mensonge ! Elle veut me calmer, me faire ralentir. Sa voix qui se veut rassurante est déformée par ses halètements.
« Ne nous faites pas de mal... » implore un autre encore. Une voix grave, pleine de sollicitude.
Jamais dans toutes mes vies antérieures je n'avais ressenti une émotion aussi violente. Encore une fois, l'espace d'un instant, un sursaut de dégoût m'a fait sortir du souvenir. Un hurlement strident a vrillé mes tympans et a résonné dans mon crâne. L'onde a griffé ma trachée. Une douleur sourde a tapissé ma gorge.
Je me suis figée sous le choc et le son a cessé aussitôt. Ce n'était pas un souvenir !
Mais le souvenir m'a repris, plus fort encore que mon étonnement.
« Non, par pitié !, scandent-ils. N'avancez plus ! C'est dangereux... »
Le puits de l'ascenseur. Abandonné, vide et condamné comme le reste du bâtiment. Autrefois ma cachette. À présent ma tombe.
Une envie de rire me gagne ; je suis assez rapide, j'aurai le temps d'y arriver ! J'imagine leurs mains tendues, manquant in extremis de m'attraper. Mais j'ai la bonne vitesse pour leur échapper. Je ne marque pas même un temps d'arrêt au moment où le sol se dérobe sous moi. Le trou jaillit, d'un coup, en pleine foulée.
J'entends le choc avant de le ressentir... le vent tombe d'un coup...
Il faut que ça s'arrête.
Quand la douleur va-t-elle cesser ? Quand... ?
Les ténèbres ont avalé la douleur ; j'étais vidée, exsangue, soulagée que la bobine de la mémoire ait déroulé sa dernière spire. Le noir avait tout phagocyté ; j'étais de nouveau libre. J'ai pris une grande inspiration pour me calmer — une habitude de mon corps d'emprunt.
« Non ! » ai-je hurlé, paniquée ; je ne voulais pas revivre le froid, la souffrance... et surtout pas cette peur, plus jamais...
Les ténèbres avaient tout emporté, sauf ça : l'image d'un visage.
Mais ce visage, je l'aurais reconnu entre tous !
Je ne connaissais pas les canons de beauté chez ces aliens ; toutefois, je savais que ce visage était beau. Et je voulais continuer à le contempler. Mais sitôt que ce désir s'est formé dans mon esprit, l'image a disparu.
Je me suis de nouveau figée, saisie d'effroi. Il ne pouvait y avoir quelqu'un d'autre que moi dans ma tête. Mais cette pensée était si forte ! Si présente !
Non, ça m'appartient ! ai-je répliqué, en mettant tout mon pouvoir et ma volonté dans ces mots. Tout est à moi. Tout !
Source www.adhesion.france-loisirs.com